Le ventre de la terre contre le ventre des mères : chronique d’un développement sans justice en Guinée (Par Aboubacar Fofana, ing.)

Ils creusent. Encore et encore. Des trous béants dans la chair de la Guinée, des galeries dans ses entrailles saturées de bauxite, de fer, d’or, de coltan. Le fracas des pelleteuses couvre les chants des vieux, fait taire les tambours des fêtes initiatiques, efface les voix des femmes qui, au bord des rivières empoisonnées, pleurent leurs terres noyées dans la boue rouge. Depuis plusieurs décennies, la Guinée s’est livrée, sans clause protectrice, à la voracité d’un développement extractif qui a pour seuls baromètres les cargaisons exportées et les bénéfices rapatriés. Mais à quel prix ? À qui revient le progrès lorsque le peuple, lui, continue de perdre son sol, son eau, ses racines et sa dignité ?

Car il ne s’agit plus d’accidents isolés, de conflits localisés ou d’erreurs de parcours. Ce qui se joue en Guinée est un conflit structurel, une fracture profonde entre l’impératif de croissance économique basé sur l’extraction massive et le droit fondamental des populations à la justice sociale. Deux logiques irréconciliables s’entrechoquent : celle du marché, cynique et dérégulée, et celle de la survie, enracinée dans la terre, les coutumes et l’histoire.

La terre, ici, n’est pas un simple capital foncier : elle est héritage, mémoire, pilier de l’identité collective. En la retirant aux communautés au nom du “progrès”, on arrache plus que des hectares : on détricote les liens sociaux, on mutile les moyens de subsistance, on condamne les générations futures à l’errance économique et à l’aliénation culturelle. Dans les campagnes de Boké, les femmes ne peuvent plus irriguer leurs jardins noyés sous les résidus miniers. À Kouroussa, les cultivateurs observent impuissants les bulldozers balayer leurs champs. À Kaléta, les déplacés du barrage vivent dans des logements précaires, sans terres ni compensations réelles. Et pendant ce temps, les camions chargés de minerai sillonnent les routes comme des funèbres cortèges vers les ports de l’oubli.

Face à cela, que vaut la loi, quand elle n’est ni contraignante ni appliquée ? Que valent les études d’impact environnemental quand elles sont rédigées par des cabinets à la solde des investisseurs ? Que vaut la parole des communautés, quand elle est déviée par les autorités locales, souvent cooptées par le système extractif ? La vérité crue, c’est que l’État guinéen a longtemps abdiqué son rôle d’arbitre, préférant celui de courtier des ressources, facilitateur des pillages, garant des intérêts étrangers.

Mais une société qui se développe sur les décombres du droit, sans équité territoriale ni respect des droits fondamentaux, construit un château sur un volcan. Et ce volcan gronde. Car la colère, contenue pendant des années, refait surface à chaque injustice, à chaque compensation dérisoire, à chaque déplacement non consenti. Cette colère n’est pas seulement légitime, elle est salutaire. Elle est le dernier sursaut d’une dignité que l’on tente d’étouffer sous les contrats opaques et les discours de façade.

Or, un tournant est possible. La création d’un référentiel national sur la réinstallation et l’indemnisation pourrait représenter un début de réponse – à condition qu’il soit juridiquement contraignant, uniformément appliqué, et élaboré avec les communautés concernées. Il ne s’agit pas d’un simple manuel technocratique, mais d’un pacte de justice, d’un instrument de réparation. Car compensation ne signifie rien sans reconnaissance. Et développement ne signifie rien sans redistribution équitable des bénéfices.

L’heure est venue de penser autrement le développement. De sortir de cette logique extractive héritée de la colonisation, où le sol est une mine et le peuple un dommage collatéral. Il est temps d’inventer un modèle enraciné dans les réalités guinéennes, où les richesses naturelles sont des leviers de justice et non de spoliation, où les communautés sont partenaires, non victimes, et où l’État redevient l’expression de la souveraineté populaire, non la courroie de transmission des intérêts privés.

Tant que la Guinée vendra sa terre sans y inscrire le visage de ses enfants, tant que l’on extraira la richesse en creusant la pauvreté, tant que les cris des femmes déplacées ne pèseront pas autant que les clauses contractuelles, le développement ne sera qu’un autre nom pour l’injustice.

Aboubacar Fofana Ing