Il est des discours qui se drapent de neutralité technique pour mieux masquer leur allégeance. Des plumes qui prétendent parler en ingénieur, mais qui résonnent en haut-parleur du régime. Des textes qui vantent un échangeur, non pour ses performances, mais pour ses prétentions, travestissant les principes du génie civil en slogans de parade.
Car lorsqu’un professionnel des infrastructures, formé à lire le langage des charges, des flux et des contraintes, choisit de parler en poète officiel plutôt qu’en vigie critique, il n’est plus l’ingénieur du peuple, mais l’architecte d’une propagande.
L’échangeur de Bambéto, comme tant d’autres ouvrages surgis sans articulation systémique, ne règle aucun problème fondamental. Il le déplace. Il l’enrobe. Il le repousse plus loin. L’ouvrage, pourtant imposant, s’inscrit dans une trame urbaine asphyxiée, sans planification régionale, sans étude de trafic pluriannuelle publiée, sans stratégie de desserte complémentaire ni gouvernance de mobilité concertée. À ce titre, il est un nœud suspendu dans le vide, un artefact d’ingénierie planté dans un désert de planification.
Qu’a-t-on dit de son insertion fonctionnelle dans le corridor Hamdallaye–Cosa ? Rien. Qu’a-t-on révélé des charges anticipées, de la capacité résiduelle, des impacts sur les carrefours en aval ? Silence. Quelles modélisations microscopiques ou macroscopiques de trafic ont été menées pour justifier son dimensionnement ? Aucune n’est partagée. Les normes de conception sont invoquées à demi-mot, comme si les sigles suffisaient à donner foi à l’édifice.
Et pourtant, tout ingénieur digne de ce nom le sait : un échangeur ne résout pas les bouchons par magie. Il les reporte. Il exige un réaménagement global du corridor, une vision d’ensemble, une articulation avec le réseau secondaire, les mobilités douces, les transports collectifs. Il requiert des données, des simulations, des courbes de montée en charge, des analyses de résilience. Or, on n’en trouve nulle part.
Ce qui surgit à la place, c’est l’esthétique de la prouesse. On parle d’élégance nocturne, de « prince charmant de la circulation ». On décore le béton de métaphores, comme si la poésie pouvait effacer les absences techniques. C’est là que l’ingénierie devient trahison : lorsque le calcul cède au compliment, lorsque la statique se courbe devant la stratégie du pouvoir.
Il faut le dire : ceux qui, sous couvert d’expertise, valident sans réserve ces projets déconnectés, participent à une entreprise de falsification. Ils abandonnent leur rôle d’alerte, de veille et de conseil. Ils deviennent les maçons d’une illusion collective, où chaque pont inauguré sert davantage à porter un régime qu’à soutenir une ville.
L’ingénieur n’est pas un troubadour. Il n’est pas le griot des ministères. Son devoir n’est pas d’applaudir, mais de prévenir. Pas de couvrir, mais d’interroger. Loin de tout sensationnalisme, sa parole est précieuse précisément parce qu’elle doit déranger les certitudes hâtives et rappeler que toute infrastructure, aussi majestueuse soit-elle, est faillible si elle n’est pas pensée dans le temps, dans l’espace et dans la complexité.
Il ne suffit pas de hisser un tablier en béton pour parler de progrès. Il faut démontrer, vérifier, intégrer, contextualiser. Il faut penser l’amont et l’aval, mesurer les effets induits, anticiper les ruptures. Ce que ne fait aucun de ces louanges déguisées en analyses, qui prolifèrent depuis que la junte a décidé de bétonner sa légitimité faute de pouvoir asseoir son autorité sur le consentement.
Tant que la parole des techniciens se prostituera au service du politique, nous aurons des routes sans logique, des ponts sans vision, et des échangeurs qui enjambent le réel sans jamais le résoudre. Et c’est à cela que nous devons mettre un terme : non pas en rejetant les ouvrages, mais en restituant à l’ingénierie sa dignité première — celle de la vérité.
Aboubacar Fofana, ingénieur en structure
