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Liberté d’expression à l’ère numérique : de dangereux amalgames

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Les récentes déclarations de deux membres du gouvernement, la ministre de la Justice Nicole Belloubet et le secrétaire d’État chargé du numérique Cédric O, alimentent de dangereuses confusions dans un débat public, par ailleurs légitime, sur la propagation de propos haineux, la diffusion massive de fausses nouvelles, les opérations d’influences étrangères destinées à peser sur des résultats électoraux, et l’un des fondements de la démocratie, à savoir la liberté de la presse.

Tous ces sujets sont certes liés au numérique, mais chacun d’eux relève de logiques différentes, et mérite des réponses spécifiques. Le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil) estime que les amalgames entretenus par le gouvernement montrent une méconnaissance grave des problèmes soulevés, ce qui risque d’engendrer des évolutions législatives qui, in fine, iront à l’encontre des principes démocratiques prétendument défendus.

  • Préservons la loi de 1881 sur la liberté de la presse

En associant étroitement l’injure et la diffamation dans son projet de réforme de la loi 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (Le Journal du Dimanche du 15 juin), la ministre de la Justice mélange deux concepts juridiques bien distincts. La diffamation s’appuie sur des données factuelles, alors que l’injure ne renferme l’imputation d’aucun fait.

Plus grave : dans la réalité numérique actuelle, l’injure et les propos haineux sont essentiellement diffusés sur les réseaux sociaux, et dans la très grande majorité des cas, de manière anonyme. Donc en toute impunité. La diffamation, en revanche, est typiquement un délit de presse, intervenant dans un cadre réglementé. Chaque organe de presse est légalement tenu de publier des “mentions légales” comprenant une adresse physique, un hébergeur et un directeur de publication qui est juridiquement responsable de toutes les informations publiées sur son site.

De fait, les journaux sont très exceptionnellement condamnés pour injure, mais peuvent l’être pour diffamation. En mettant en avant les propos injurieux pour mieux faire sortir la diffamation du cadre de la loi de 1881, afin de l’intégrer au droit commun, Mme Belloubet porte gravement atteinte au droit de la presse, fondement de notre démocratie depuis… 138 ans.

  • Contre un Conseil de l’ordre des journalistes

En préconisant la création d’un Conseil de l’ordre des journalistes qui serait chargé de recommander au gouvernement de l’interdiction de tel ou tel organe de presse (Reuters du 25 juin), M. Cédric O s’engage sur une pente encore plus dangereuse. Le fait qu’il ait fait machine arrière le 27 juin sur France Culture en affirmant que ses propos n’engageaient que lui et non le gouvernement, ne change rien au fait qu’il s’agit bien de la position d’un
ministre en exercice.

Cedric O ignore notamment qu’une instance officielle, la Commission paritaires des publications et agences de presse (CPPAP), composée à égalité de membres de l’administration et de représentants des organisations professionnelles d’éditeurs, est chargée depuis 1945 d’attribuer l’agrément “presse” aux publications qui répondent à un nombre de critères très précis.

Il ignore également que l’ancien patron de l’AFP, Emmanuel Hoog, a remis au gouvernement, au mois de mars, un rapport préconisant la création d’un Conseil de déontologie des médias, qui serait une instance d’autorégulation de la profession, de facto une autorité morale sans aucun pouvoir de coercition. À l’opposé d’un Ordre qui, comme pour les avocats et les médecins, dispose d’un pouvoir de sanction.

Un tel niveau d’ignorance se double d’un raisonnement confus et dangereux préconisant de faire des journalistes des auxiliaires de police du gouvernement, en leur demandant de dénoncer les médias qui « fragilisent la démocratie », un concept pour le moins fourre-tout.

  • Pour une régulation des plateformes

Pour défendre sa position, Cédric O donne comme exemple le fait que les chaînes russes RT et Sputnik sont mieux référencées sur YouTube que BFM ou CNews. Et il estime que c’est aux journalistes d’y mettre fin ! Dans un bel aveu d’impuissance, le secrétaire d’État chargé du numérique oublie avec légèreté que YouTube n’est pas un organe de presse et que la régulation des grandes plateformes relève de sa compétence.

Cédric O ne devrait donc pas se réfugier derrière la responsabilité des journalistes, mais s’interroger sur les meilleurs moyens d’obtenir de ces plateformes véhiculant haine, propagande, et injures, qu’elles assurent une certaine transparence quant à leurs algorithmes ainsi qu’une plus grande responsabilité juridique des contenus qu’elles diffusent.
Le Spiil ne conteste pas la nécessité d’un débat sur la nécessaire adaptation de la loi de 1881 à l’ère numérique, sur la création éventuelle d’un Conseil de déontologie de la presse, et sur l’obligation de réguler des plateformes dont la puissance de diffusion fait qu’elles devraient assumer une responsabilité juridique sur leurs contenus.

C’est pourquoi le Spiil fera prochainement des propositions concrètes. Il apportera ses connaissances et son expertise de dix ans de défense de la déontologie de la presse numérique à un débat complexe, soulevant des questions inédites, mais qui ne peuvent souffrir d’approximations, de propos simplistes ou encore d’injonctions contradictoires.

Le Spiil

 

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